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First Person Shooter

La chasse est ouverte. Il parcourt la forêt en silence, l'adrénaline comme moteur. Action !


Il s’enfonce.

La crosse du fusil bien calée contre l’épaule, le dos courbé, les genoux légèrement fléchis, le regard aux aguets, il marche d’un pas rapide à travers la forêt dense à la recherche de sa proie. La chienne doit avoir quelques dizaines de mètres d’avance. Son flair lui commande de filer droit. Le sol est détrempé. La piste est chaude. Il est bouillant, mais tâche de se contenir. Les rayons du soleil de printemps peinent à percer la canopée mais ponctuent par-ci par-là la masse verte du feuillage de touches auréolées de lumière. La rosée du matin imprègne ses vêtements et rafraichit son visage en sueur tandis qu’il pénètre encore plus profondément dans l’inconnue. La traque est haletante, l’excitation à son paroxysme. Le pépiement d’oiseaux et le vrombissement d’une multitude d’insectes au-delà du spectre visible témoignent du frémissement indistinct de la vie qui…


Il s’arrête.

Il se fige, remonte par instinct son arme et la met en joue. À quelques mètres de lui, une branche oscille légèrement, les feuilles maculées de tâches rouges témoignant du récent passage de la proie meurtrie. Il raffermit la prise sur son arme et s’avance prudemment, jusqu’à ce que le canon effleure les feuilles et soit lui-même souillé par la fraîcheur de cet indice bienheureux lui indiquant la direction à suivre. Puis il se remet en route, d’un pas plus rapide cette fois-ci, tâchant de réduire l’écart le séparant, lui, ce mâle alpha, de sa future victime, blessée quelques instants plus tôt par un premier coup de feu. Elle l’avait eu par surprise la première fois, lancée dans une course effrénée pour sa survie. Chasseur expérimenté, il n’avait pas cillé une seconde en brandissant son fusil, aligné la mire sur la course de la pauvre petite biche apeurée et appuyé sur la queue de détente. Le coup de feu avait percé la quiétude des lieux l’espace d’une seconde, un petit gémissement plaintif s’était fait entendre et il s’était lancé à sa poursuite.


La traque reprend.

Il est difficile de ne pas perdre de vue l’objectif à mesure que la végétation s’épaissit et qu’il s’enfonce dans les fourrés, jusqu’à déboucher sur une toute petite clairière dans laquelle une petite mare d’eau poisseuse fait émerger d’autres traces rougeâtres affleurant la surface. Il s’agenouille et leur accorde un regard avant de balayer l’obscurité des fourrés en face de lui. L’espace d’un instant, la confiance qui jusque-là l’animait vacille. Il a l’impression dérangeante d’être observé à son tour, fantasmagorie cauchemardesque au cours de laquelle, prédateur, il serait devenu proie.


Était-elle là, tout près, guettant le moment propice pour lui sauter dessus et lui asséner un coup mortel ? Il renifle et évacue d’un geste agacé ces propos avant de se passer une main moite sur le front et d’embrasser le regard d’autres zones d’investigation situées sur sa gauche. Craquement de brindilles. En face. Trop tard.*


Le coup part.

Le craquement sec du bois terrorise les oiseaux aux alentours. La douleur au sommet de son crâne est vivace. Il a à peine le temps de porter une main vers sa tête élancée qu’elle aussi s’élance à son tour avec l’énergie du désespoir sur lui. Sale chienne. La petite est rusée. Elle devait se tenir là, recroquevillée dans les broussailles, la main plaquée sur la bouche, luttant pour ne pas se faire trahir par le bruit de sa respiration sifflante.


Elle crie.

Son arme de fortune s’est brisée à l’impact. Elle tambourine désormais de ses petits poings frêles le visage de son bourreau désormais privé de calibre. C’est un peu à l’aveugle qu’il entame une amusante chorégraphie d’esquive alors qu’elle s’acharne, animée par quelque chose. Ce n’est pas l’énergie du désespoir, non. Il ne doit pas se laisser déconcentrer par l’incarnation hypnotique de cet instinct de survie exprimé à l’état brut. Il doit se ressaisir, se reconcentrer. Cela ne peut pas se finir comme ça, il lui reste du travail à accomplir. « Tout va bien », laisse-t-il échapper dans un souffle entre deux coups. « Je maîtrise ». Vraiment ? « Tout va bien ».


Il sourit.

Le désespoir fait vivre, l’espoir tue. Elle était là, tout n’était pas perdu. Alea jacta est. Elle aurait pu continuer sa fuite éperdue vers la survie, loin de lui, trouver du secours. Alors qu’il aurait été en train d’arpenter les fourrés et que de cruciales minutes se seraient égrenées, elle aurait pu retrouver le chemin de la civilisation, une route, du secours, et mettre fin à cette traque sanguinaire. La police aurait débarqué sur les lieux, retrouvé les corps, arrêté les responsables et hop, écrous, barreaux, rideau. Acta est fabula. Il serait devenu l’une de ces figures de cauchemar parmi tant d’autres ayant rejoint les portraits de serial killers dépeints par les Youtubeurs en quête de sensation forte pour générer du clic. On reviendrait alors brièvement sur son enfance délicate et possiblement prédestinatrice de son parcours déviant, sur sa lubie de s’inventer des amis imaginaires et de fantasmer des relations amoureuses inexistantes, sur son profil de jeune homme bien sous tous rapports et socialement intégré, jusqu’à son premier passage à l’acte, premier d’une longue série. Oderint dum metuant.

Voilà ce qu’il serait devenu, un sujet d’histoires « flippantes et vraies », d’histoires à faire cogiter, destinées à assouvir la curiosité morbide d’une communauté d’anonymes dérangés. Le genre d’anonymes irrésistiblement obligés de ralentir à chaque accident de voiture, le portable à la main, poussant parfois le vice – pour les plus extrêmes – jusqu’à à arpenter les neurchis de gore et/ou d’accidents sur Facebook, les threads NSFW de Reddit, les histoires glauques sur des sites internet, les « trouvailles » d’un Youtubeur à la recherche de leaks provenant des bas-fonds du Darknet ou encore le board random d’un Xchan. Quand le mâle alpha chasse, le /b/ le suit. Cave canem.


Elle resserre son étreinte.

Une attaque de front n’était peut-être pas une si bonne idée que ça finalement. Elle le sait désormais. « Tout va bien, tout va bien », répète-t-il. Elle hésite, redouble d’efforts, mais que peut-elle face à la marche inexorable de son destin ? Une vie pleine de promesses, mensongères, est sur le point de s’éteindre. « La ferme ! La ferme ! LA FERME ! », hurle-t-elle d’une voix hystérique. La voix est chevrotante. Il rit. Il est vrai que cela prête à sourire. Le moment n’est pas si mal après tout, alors qu’elle est à califourchon sur lui, à la fois si belle et vulnérable, en culotte et petit maillot de corps à demi-déchiré, révélant parfois, le temps d’un soubresaut, l’éclat pur d’un sein nu. Les genoux, les mains et les coudes écorchés, les poignets éraflés, les yeux embués par les larmes, le visage teinté par la poussière et la crasse et le flanc meurtri par l’impact d’une balle. Il y a là quelque chose de touchant.


Il faut en finir.

Tout cela est bien divertissant, mais n’était pas prévu au programme. Certes, les détails du plan n’étaient aussi soigneusement ciselés qu’ils auraient dû l’être, mais l’évasion surprise de l’une des cibles faisait partie de ces aléas qui auraient pu être mieux pris en compte. Repérer des proies – en l’occurrence ici, une famille recomposée, les deux parents, deux jeunes garçons et une adolescente indépendante et combative issue d’une précédente union – mettre à profit leur petit séjour dominical et ressourçant dans un petit chalet perdu en pleine forêt, attendre la nuit et la fin des blagues lourdingues du père au coin du feu, s’introduire à l’intérieur et rassembler tout ce beau monde – passée la surprise de constater que les parents faisaient chambre à part et que le père était encore éveillé pour regarder des vidéos douteuses – dans le salon, ligoter et bâillonner le tout et enfin, profiter de la soirée. Mais chaque détail compte, au final. Le temps d’une pause clope dehors à regarder les étoiles, une surveillance négligée, des liens pas si bien noués, une volonté de fer transmuée par la survie, il s’en était fallu de peu pour que la nuit prenne une tout autre tournure. Son fusil étant hors de portée, il porte la main à la ceinture à la recherche de son…


Cut.

Stupeur. La petite a des ressources. Elle s’est emparée du couteau juste avant lui. Les deux mains cramponnées au manche, elle lève à peine l’arme avant de l’abattre sur lui de tout son poids. Il trésaille de douleur lorsque la lame s’enfonce brusquement dans son corps. L’air s’échappe de ses poumons. Est-ce la fin ? La lame, en rebondissant apparemment sur la clavicule gauche, laisse une entaille peu profonde à hauteur de l’épaule. Une petite tâche rouge imbibe son maillot de corps alors que la lame achève de se planter dans le sol. L’instinct, là encore, reprend le dessus. De la main droite, il assène un coup de poing à la jeune fille, avant de s’emparer du couteau à son tour. Son geste est plus précis et atteint directement la carotide. Bim. Ses yeux s’écarquillent de surprise. Il retire le couteau d’un coup sec et utilise ses deux mains pour la repousser violemment. Elle tombe en arrière, les mains ensanglantées autour de son cou, pour atterrir dans la petite mare, projetant de petites éclaboussures aux alentours. Son corps trésaille tandis que la mare prend petit à petit une couleur rougeâtre. Il relève la tête et se redresse, prêt à bondir. La blessure à son épaule est, heureusement, superficielle. Il la regarde.

Les convulsions se font plus rares à mesure que la vie abandonne son corps. Un voile passe devant ses yeux. L’étreinte de ses mains se relâche. Un être s’éteint. C’est la fin.




Épilogue

Il pousse un soupir de soulagement et de satisfaction avant de se laisser retomber par terre quelques instants, le temps de reprendre son souffle. Puis il se relève, essuie la lame de son couteau sur le haut de son pantalon et le range au fourreau accroché à sa ceinture. Il s’étire et fait craquer l’un après l’autre les os de son corps meurtri par cette mésaventure. Il s’approche lentement de la fille et se penche vers elle. D’une main, il lui ferme les yeux, lui caresse le visage et tâche de ne pas trop reluquer celle qui aurait pu finir en bonne position dans un concours de tee-shirt mouillé, tiens. Il s’esclaffe à cette idée, secoue la tête et pousse un petit soupir d’exaspération, avant de … « Tu veux bien arrêter de raconter tes conneries et m’aider à la ramener à l’intérieur ? » Wow. Incroyable. Il brise le quatrième mur en s’adressant directement à moi. « Oui et bien, tes commentaires permanents au cours des vingt dernières minutes ont bien failli nous coûter cher. Allez, amène-toi ». Quelle ingratitude. S’adresser à moi de cette façon, à moi, qui immortalise depuis tout ce temps la légende. Caméra au poing pour shooter, micro-casque à la joue pour commenter. Un complice en retrait, mais attentif. Farouchement guidé par l’inébranlable vocation de documenter, documenter, documenter. Sans interférer. Un auxiliaire passif et néanmoins indispensable. 

Un narrateur.